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Patient décédé en hôpital psychiatrique : la CEDH saisie d’une requête contre la France

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Affaire Kerbach ZANNOUTI et autres c. France n°6913/23

Le 4 février 2023, Maître Julien MARTIN a introduit une requête à la Cour européenne des droits de l’homme contre la France en violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’affaire concerne le décès d’un patient hospitalisé en psychiatrie alors qu’il était maintenu sous contention physique par les agents de sécurité et le personnel hospitalier.

Les requérants sont les sœurs et le frère de Y. Z., né en 1976 et qui souffrait de schizophrénie. Le 14 septembre 2012, alors qu’il était hospitalisé à la demande de sa famille au sein de l’EPSAN (établissement public de santé Alsace nord) de Brumath depuis le 6 septembre 2012, Y. Z. décéda d’un arrêt cardiaque. L’enquête établit que ce dernier avait séjourné en chambre d’isolement du 6 au 8 septembre 2012, puis en pavillon ouvert.

À la date de son hospitalisation, Y.Z était en bonne santé physique et souffrait simplement d’obésité et de tabagisme chronique. Il avait assez bien accepté l’hospitalisation et était « calme ».

Dans la nuit du 13 au 14 septembre 2012, il se vit refuser une cigarette par le personnel infirmier, qui, face à son insistance, fit appel aux agents de sécurité. Alors que Y. Z. s’agitait pour s’opposer à son entrée dans une chambre d’isolement, il était maîtrisé au sol par deux des agents, notamment à l’aide d’une « clé de cou ». Il était maintenu au sol par contention avec l’aide du personnel soignant pendant une vingtaine de minutes avant de perdre conscience. Les gestes de réanimation du service d’urgence médicale arrivé sur place restaient vains.

Le 9 novembre 2012, les requérants et leurs parents déposèrent plainte avec constitution de partie civile. Une information judiciaire fut ouverte du chef d’homicide involontaire. Le rapport du médecin légiste écarta un syndrome asphyxique comme étant à l’origine de la mort. À la suite de la demande des requérants, un second rapport médico-légal du 9 janvier 2018, incluant l’avis d’un cardiologue, confirma cette conclusion et retint une haute probabilité causale d’un trouble cardiaque non décelé auparavant ayant entraîné la mort subite du patient.

Par deux arrêts des 8 novembre 2018 et 4 février 2021, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Colmar confirma, d’une part, une ordonnance de refus de mesure d’instruction complémentaire (nouvelle demande de contre-expertise médico-légale des requérants) et, d’autre part, l’ordonnance de non-lieu du 21 février 2020 rendue par le juge d’instruction, qui avait conclu à l’absence de lien de causalité entre le décès et « un quelconque comportement de la personne morale de l’EPSAN et du personnel médical et de sécurité ». Le 4 octobre 2022, la Cour de cassation déclara les pourvois des requérants non admis.

Invoquant l’article 2 de la Convention sous son volet matériel, les requérants soutiennent que le recours à la force qui a selon eux entrainé le décès de leur proche n’était ni absolument nécessaire ni strictement proportionné à l’état de vulnérabilité dans lequel se trouvait Y. Z. et que les autorités nationales n’ont pas respecté leur obligation positive de protéger la vie de ce dernier. Sous le volet procédural de ce même article, ils se plaignent de l’absence d’enquête effective sur les allégations de violation de l’article 2 précité, en particulier en raison du refus des autorités judiciaires d’ordonner
une nouvelle contre-expertise médico-légale.

Dans une lettre de Maître Julien MARTIN en date du 26 juin 2023 et parvenue au greffe de la Cour européenne des droits de l’homme le 28 juin 2023, les requérants invitent la Cour à « ne pas exclure que l’affaire puisse être analysée sous l’angle de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention au titre de son pouvoir de requalification juridique ».

L’affaire a été attribuée à une formation de chambre (7 juges qui se prononcent à la majorité, le plus souvent, sur a recevabilité et le fond de l’affaire) et fut communiquée au gouvernement défendeur le 10 octobre 2023.

Dans le cadre de cette requête, la Cour européenne des droits de l’homme a posé les questions suivantes aux parties :

  1. Le droit à la vie du frère des requérants, consacré par l’article 2 de la Convention, a-t-il été violé en l’espèce ?
    En particulier, dans les circonstances de l’espèce caractérisées par le fait que Y. Z. était un patient atteint de troubles mentaux (schizophrénie), hospitalisé sous contrainte afin de recevoir des soins et comme tel vulnérable :
    a) son décès est-il résulté d’un recours à la contention physique rendu absolument nécessaire et strictement proportionné, au sens du paragraphe 2 de l’article 2 susmentionné (voir, notamment, mutatis mutandis, s’agissant des forces de l’ordre, Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, n° 41773/98, §§ 48-52 et 58-61, 7 février 2006, Saoud c. France, n° 9375/02, §§ 102-104, 9 octobre 2007, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], n° 23458/02, §§ 174-182 et 208-210, CEDH 2011 (extraits), et Boukrourou et autres c. France, n° 30059/15, §§ 60-61 et 65, 16 novembre 2017) ?
    b) de manière générale, les autorités internes ont-elles respecté leur obligation positive de protéger la vie de Y. Z. au sens de l’article 2 de la Convention, notamment en prenant toutes les mesures requises pour empêcher qu’elle ne soit inutilement mise en danger, y compris en cas de nécessité de recourir à la force, par l’instauration d’un cadre réglementaire adéquat (voir, notamment, mutatis mutandis, Renolde c. France, n° 5608/05, § 80 et 84, CEDH 2008 (extraits), Giuliani et Gaggio, précité, §§ 208-210, et Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], n° 78103/14, §§ 105-107, 31 janvier 2019) ?
  2. Au regard du volet procédural de cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie [GC], n° 21986/93, § 104, CEDH 2000-VII, et Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC],
    n° 56080/13
    , § 214, 19 décembre 2017), les investigations effectuées en l’espèce par les autorités internes quant aux allégations des requérants, aux termes desquelles il aurait été porté atteinte au droit à la vie de leur frère Y. Z., ont-elles satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention ?
  3. Dans l’hypothèse où le droit à la vie du frère des requérants, consacré par l’article 2 de la Convention, ne serait pas violé, ce dernier a-t-il subi un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention (Boukrourou et autres c. France, n° 30059/15, §§ 68-88, 16 novembre 2017) ?

L’affaire suscite ainsi le contradictoire sur le point de savoir s’il existait un lien de causalité entre la force employée par les « agents de l’État » et le décès de Y.Z en question, et si les « agents de l’État » avaient préservé le droit à la vie. (Saoud c. France, n°9375/02, 9 octobre 2007 ; Semache c. France, n° 36083/16, 20 juin 2018 ; Kutsarovi c. Bulgarie, n° 47711/19, 7 juin 2022).

La Cour a eu l’occasion de faire application de ces principes à propos du décès par asphyxie posturale d’un jeune homme menotté et mis au sol sur le ventre par des policiers pendant plus de trente minutes (Boukrourou c. France, n° 30059/15, 16 novembre 2017). La Cour a considéré que l’on ne pouvait exclure que la force employée ait provoqué l’issue fatale dès lors qu’elles étaient concomitantes (Boukrourou c. France, précité, § 60).

Par ailleurs, la jurisprudence établie de la Cour insiste sur la nécessaire prise en compte de l’état de faiblesse de la victime au regard du principe de stricte proportionnalité inhérent à l’article 2 de la Convention. La Cour rappelle que pour engager la responsabilité internationale de l’Etat défendeur, il faut en plus que les agents aient raisonnablement pu se rendre compte que la victime se trouvait dans un état de vulnérabilité exigeant un degré de précaution élevé dans le choix des techniques d’arrestation « usuelles » (Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, §61 et Boukrourou c. France, précité, §§ 60 et 61).

Le 30 octobre 2023, la Cour européenne des droits de l’homme a publié sur son site internet, le communiqué officiel sur l’objet de l’affaire et les questions aux parties.