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Objecteur de conscience russe : les craintes de subir des traitements inhumains ou dégradants en Russie justifient la reconnaissance de la qualité de réfugié

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Maître Julien MARTIN a saisi la Cour nationale du droit d’asile pour soutenir la demande d’asile d’un ressortissant russe ayant refusé d’effectuer son service militaire et de rejoindre les troupes armées pour mener la guerre contre l’Ukraine.

Le requérant, un ressortissant russe ayant été appelé à la conscription militaire, a refusé de répondre aux convocations des autorités russes qui l’enjoignaient de rejoindre la mobilisation armée dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine.

Recherché par les autorités russes, ce dernier a fui la Russie pour rejoindre la rance où il a déposé une demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides OFPRA.

Courant juillet 2024, et malgré un récit circonstancié et plusieurs justificatifs, dont la production de convocations par la police russe, l’OFPRA a rendu une décision de rejet de la demande d’asile du requérant.

Saisi de la situation et dûment mandaté, Maître Julien MARTIN a adressé un recours à la Cour nationale du droit d’asile. Il soutient qu’en ne reconnaissant pas la qualité de réfugié à Monsieur Vladislav SMYSHLIAEV, le Directeur général de l’OFPRA a commis une erreur manifeste d’appréciation.

En effet, dans un arrêt du 25 septembre 1997 Aydin c. Turquie (n° 23178/94), la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que « le recours exigé par l’article 13 [de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales] doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État défendeur » (§ 103).

Il a ainsi été demandé à la Cour nationale du droit d’asile, de reconnaître au requérant son droit à la qualité de réfugié ou au bénéfice de la protection subsidiaire, sur le fondement des articles L. 532-2 et L. 532-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et au vu de l’ensemble des circonstances de faits exposées dans la requête.

Il y a lieu de rappeler qu’en vertu de l’article 1er, paragraphe A, 2° de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et du Protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut réclamer la protection de ce pays ».

La Convention de Genève est également reprise à l’article L. 511-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile :

« La qualité de réfugié est reconnue :

1° A toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté ;

2° A toute personne sur laquelle le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés exerce son mandat aux termes des articles 6 et 7 de son statut tel qu’adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 14 décembre 1950 ;

3° A toute personne qui répond aux définitions de l’article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.

Ces personnes sont régies par les dispositions applicables aux réfugiés en vertu de la convention de Genève susmentionnée. »

En outre, l’article L. 512-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit qu’à défaut de remplir les conditions pour se voir reconnaître la qualité de réfugié, le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne « pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait dans son pays un risque réel de subir l’une des atteintes graves suivantes : 1° La peine de mort ou une exécution ; 2° La torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; 3° S’agissant d’un civil, une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence qui peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle et résultant d’une situation de conflit armé interne ou international ».

Selon la Cour européenne des droits de l’homme, « eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il convient dans de nombreux cas de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents soumis à l’appui de celles-ci » (CEDH, arrêt Z.M. c. France, n° 40042/11, 14 novembre 2013, § 60).  

Le Directeur général de l’OFPRA a considéré que les propos de l’intéressé en rapport avec les craintes qu’il dit être les siennes en Russie sont demeurés dénués d’éléments suffisamment probants et que si l’intéressé a affirmé être apte au service militaire, il n’a su fournir que peu d’éléments concrets permettant à l’Office d’établir la réalité de sa situation vis-à-vis de ses obligations militaires.

Toutefois, la requête adressée à la Cour nationale du droit d’asile démontre que l’intéressé a été en mesure de produire plusieurs documents relatifs à sa convocation par les autorités militaires russes, lesquels précisent que dans le cas d’évitement des activités liées à l’appel militaire, le commissaire de police concerné se réserve le droit, conformément au Code des infractions administratives, de contacter les autorités du Ministère de l’Intérieur, la police de la circulation, le service fédéral des migrations, les autorités douanières de la Fédération de Russie, le service des frontières de la Fédération de Russie et les organismes de crédit aux fins de recherche, de détention administrative et du transfert administratif forcé au Commissariat Militaire territorialement compétent, conformément au Code de la Fédération de Russie.

En outre, il est clairement averti que l’intéressé peut être soumis à des mesures de détention administrative lors :

  • de l’obtention du passeport pour l’étranger d’un citoyen de la Fédération de Russie ;
  • de la sortie (entré) de (à) la Fédération de Russie ;
  • de l’enregistrement des transactions avec des biens meubles et immeubles ;
  • de l’émission d’un prêt auprès d’un organisme de crédit ;
  • de la vérification des documents par la police de la circulation de la fédération de Russie et des services du Ministère de l’Intérieur.

De plus, et contrairement à ce que soutient le Directeur de l’OFPRA, les renseignements que le requérant a présenté n’entrent pas en contradiction avec les informations issues des rapports d’organisations gouvernementales et non gouvernementales concernant la situation des droits de l’homme dans son pays d’origine.

Ainsi, des médias en ligne russes, tels que Mediazona[1], rapportent que des centaines d’hommes ont été poursuivis pour avoir refusé de combattre. Le média russe indépendant Astra, rapportait en novembre sur Telegram[2], que des « centres de réhabilitation » pour objecteurs de conscience ont été ouverts par l’armée russe, notamment dans le Donbass. Ce dernier évoquait alors la possible présence de 300 soldats. Ils ont été privés de nourriture, traités de « porcs » ou n’ont pas pu se laver. Dans une vidéo publiée en octobre 2022 sur le réseau social par Astra[3], un soldat montre ses conditions de vie dans un de ces centres. Dans une pièce où apparaît de la moisissure, il désigne un seau rempli d’un liquide jaunâtre qui fait office de toilettes, et des soldats entassés dans une petite pièce. D’autres hommes ont été envoyés dans des sous-sol appelés « fosses », où ils ont été battus, relate Mediazona[4] (article en anglais). Par ailleurs, comme le mentionne Courrier international[5] (article réservé aux abonnés), l’Ukraine et la Russie s’accusent respectivement de faire appel à des « zagradotriady »,des « unités de barrage » chargées de s’occuper des déserteurs, parfois en leur tirant dessus. « Si les premiers ne tirent pas sur ceux qui battent en retraite, ils se font eux-mêmes tirer dessus », affirme Oleksiy Arestovitch, conseiller du président ukrainien. Pour faire pression sur les éventuels rebelles, l’armée russe compte aussi sur les troupes de Wagner. En novembre, le groupe paramilitaire russe a publié une vidéo où il met en scène l’exécution d’un de ses membres ayant déserté. « Une mort de chien… pour un chien », assène alors le patron du groupe, Evguéni Prigojine.

Dans son rapport annuel 2024, Amnesty International[6] indique que le militant antiguerre Anatoli Berezikov a été retrouvé mort le 14 juin 2023, dans un centre de détention de Rostov-sur-le-Don où il avait été interné à la suite d’une procédure administrative douteuse. L’avocate d’Anatoli Berezikov et une militante des droits humains qui lui avait prêté assistance ont été contraintes de quitter le pays à la suite de perquisitions effectuées par la police à leurs domiciles. Par ailleurs, les autorités n’ont pas hésité à tromper des migrants étrangers et à faire pression sur eux pour qu’ils s’enrôlent dans l’armée.

Aux termes de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».

La Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA), en Grande formation, a eu l’occasion de juger, dans un arrêt du 20 juillet 2023 (n°21068674) que les ressortissants russes refusant de se soumettre à la mobilisation partielle du décret du 21 septembre 2022 ou à un recrutement forcé dans le cadre de la guerre en Ukraine, laquelle est marquée par la commission à grande échelle de crimes de guerre par les forces armées russes, doivent se voir reconnaître la qualité de réfugié sur le fondement des dispositions de l’article 9, 2, e) de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011, en ce qu’ils seraient amenés à commettre de tels crimes, directement ou indirectement.

Ainsi, selon l’article 9, 2, e) de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011, Les actes de persécution, au sens du paragraphe 1, peuvent notamment prendre les formes suivantes :

  • les poursuites ou sanctions pour refus d’effectuer le service militaire en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d’accomplir des actes relevant du champ d’application des motifs d’exclusion visés à l’article 12, paragraphe 2;

Par son arrêt du 26 février 2015, A. L Shepherd c/ Bundesrepublik Deutschland (C 472/13), la Cour de justice de l’Union européenne a notamment jugé que ces dispositions devaient être interprétées en ce sens qu’elles couvrent tout le personnel militaire, y compris le personnel logistique ou d’appui, et qu’elles visent la situation dans laquelle le service militaire supposerait de commettre des crimes de guerre, y compris les situations dans lesquelles le demandeur ne participerait qu’indirectement à la commission de tels crimes dès lors que, par l’exercice de ses fonctions, il fournirait, avec une plausibilité raisonnable, un appui indispensable à la préparation ou à l’exécution de ceux-ci. Il n’est pas exigé que soit apportée la preuve que des crimes de guerre ont déjà été commis, mais seulement qu’il est hautement probable que soient commis de tels crimes dans le cadre de l’accomplissement du service militaire.

Dans ces cas, il existe une forte présomption que le refus d’effectuer les obligations militaires se rattache à un motif de persécution justifiant la reconnaissance de la qualité de réfugié. Dans ces conditions, les insoumis à cette mobilisation et les mobilisés ayant déserté sont exposés à des sanctions constitutives d’actes de persécution au sens de la directive européenne. Il appartient toutefois au demandeur de fournir l’ensemble des éléments pertinents permettant d’établir qu’il est effectivement soumis à une obligation militaire dans le cadre de la mobilisation partielle ou d’un recrutement forcé, la seule appartenance à la réserve n’y suffisant pas.

Dans son arrêt du 20 juillet 2023 (n°21068674), La CNDA a constaté que plusieurs enquêtes menées sur les crimes de guerre commis en Ukraine concluaient à l’existence de crimes de guerre commis par les forces armées russes dans le cadre du conflit international en Ukraine. Elle a notamment relevé qu’une commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine créée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies avait pointé la gravité et l’étendue des violations des droits humains et crimes de droit international commis à grande échelle par l’ensemble des forces armées russes.

La Cour a également constaté que la mobilisation décidée par le Président Poutine le 21 septembre 2022 était particulièrement large compte tenu des règles régissant la réserve en Russie qui ne comprend pas seulement les hommes russes ayant accompli leur service militaire.

S’appuyant sur des sources internationales, et notamment un rapport de l’Agence de l’Union européenne pour l’asile publié en décembre 2022, la Cour a constaté qu’il n’était pas possible d’échapper au service militaire pendant la période de mobilisation partielle en accomplissant un service civil alternatif et que la mise en œuvre de la mobilisation avait été entachée de nombreuses irrégularités s’agissant tant du public concerné que des procédures de mobilisation. Elle a également constaté que la mobilisation partielle reste encore en vigueur en droit et en fait même si le ministre de la défense avait annoncé que l’objectif de mobilisation était atteint en 2022. Elle a également constaté que les réfractaires à la mobilisation s’exposent à des poursuites et à des sanctions pénales récemment renforcées par la loi russe.

En outre, le code pénal russe a fait l’objet d’un certain nombre d’amendements par une loi n° 365-FZ du 24 septembre 2022 visant à aggraver la responsabilité pénale pour les infractions liées aux obligations militaires en période de mobilisation ou de conflit armé, concernant notamment ses articles 332 (non-respect d’un ordre), 337 (abandon non autorisé d’une unité militaire) et 338 (désertion). Ainsi, en application de l’article 332, alinéa 2.1., introduit par la nouvelle loi, le non-respect d’un ordre en période de loi martiale, en temps de guerre, en situation de conflit armé ou d’opérations de combat, est puni de deux à trois ans de prison, qui peuvent être portés à dix ans si le refus d’exécuter l’ordre a entraîné de graves conséquences (al. 2.2). L’article 338 du code pénal modifié (al.3) prévoit que le soldat qui déserte sa zone d’affectation s’expose à une peine privative de liberté comprise entre cinq et quinze ans en période de mobilisation, en temps de guerre ou de conflit armé.

Par ailleurs, la CNDA a relevé qu’indépendamment des sanctions légales encourues, les sources publiques d’information, notamment le rapport susmentionné de l’OSAR et le « Query response » de l’AUEA, soulignent que les réfractaires à la mobilisation et déserteurs s’exposent à divers traitements inhumains, des détentions arbitraires, voire des exécutions sommaires.

Il en résulte que le requérant se trouve dans une situation dans laquelle le service militaire supposerait qu’il commette des crimes de guerre, même s’il ne participait qu’indirectement à la commission de tels crimes dès lors que, par l’exercice de ses fonctions, il fournirait, avec une plausibilité raisonnable, un appui indispensable à la préparation ou à l’exécution de ceux-ci.

Au vu de ce qui précède, Maître Julien MARTIN soutient qu’il existe des craintes réelles pour le requérant, de subir en Russie, des actes de persécution au sens de l’article 9, 2, e) de la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011.

Considérant que l’existence de craintes réelles pour le requérant, de subir des traitements inhumains et dégradants ou une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence qui peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle et résultant d’une situation de conflit armé interne ou international était établie, il a également été demandé à ce que le requérant se voit reconnaître le bénéfice de la protection subsidiaire sur le fondement des dispositions de l’article L. 512-1 du CESEDA. 

Il appartient désormais à la Cour nationale du droit d’asile de rendre une décision prenant en compte les fondements juridiques invoqués et l’ensemble des circonstances de fait propres à la situation du requérant et au contexte du pays d’origine concerné.


[1] https://en.zona.media/article/2023/04/11/500

[2] https://t.me/astrapress/15932

[3] https://t.me/astrapress/14563

[4] https://en.zona.media/article/2022/11/16/objectors

[5] https://www.courrierinternational.com/article/conflit-guerre-en-ukraine-des-unites-speciales-chargees-de-tirer-sur-les-deserteurs

[6] https://amnestyfr.cdn.prismic.io/amnestyfr/dd34945a-1514-4bd7-9088-76c86a51a122_french_2024-04-22.pdf