Dans sa décision du 28 novembre 2023 concernant l’affaire Jilani Daboussi contre la Tunisie, le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies a retenu la violation du droit à la vie ; de la prohibition de peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant ; du droit à la liberté et l’interdiction de la détention arbitraire et du droit d’être jugé sans retard excessif, garantis par le Pacte relatif aux droits civils et politiques.
Depuis 2018, Maître Julien MARTIN accompagne la famille de la victime devant le Comité des Droits de l’Homme des Nations, et dans le cadre d’une commission rogatoire internationale ouverte par le Doyen des Juges d’instruction du Tribunal judiciaire de Paris.
- Les faits de l’affaire :
Jilani Daboussi était un médecin franco-tunisien, marié et père de deux enfants. Il fut député et rapporteur de la Commission des Finances sous la présidence de Bourguiba de 1981 à 1986, Secrétaire général du Syndicat des médecins puis maire et membre du Bureau exécutif de l’UTICA (Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat). Il a été réélu sous la présidence de Ben Ali et est devenu rapporteur général du Budget de l’État. Il était également propriétaire d’une boutique hôtel, d’une clinique, ainsi que d’une seconde clinique en construction.
Jilani Daboussi fut accusé dès 2011 par la Commission de Lutte contre la corruption, de malversations, de corruption et de favoritisme. Il fut à ce titre présenté comme coupable de corruption d’une part, tout en répondant aux ordres du président Ben Ali d’autre part. À la suite de la parution d’articles dans des journaux et à la télévision, présentant les accusations portées contre Jilani Daboussi, ce dernier évoqua l’idée d’une persécution médiatique à charge de la part de ses nombreux opposants politiques visant à la décrédibiliser. En avril 2011, une vingtaine d’individus attaquèrent sa clinique ainsi que celle en construction. Les attaquants mirent le feu à l’établissement, détruisirent le matériel médical ainsi que des biens personnels tels que sa voiture, et l’appartement familial et son bureau furent vandalisés.
Pour ces faits, Jilani Daboussi déposa une plainte auprès du Président de l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et la Communication contre la manipulation médiatique dont il fut la cible.
Le 7 octobre 2011, Jilani Daboussi fut convoqué et arrêté dans l’enceinte du Palais de Justice. Il fit l’objet de trois chefs de poursuites pénales, puis placé en détention provisoire pour une durée qui ne devait pas dépasser la durée légale de douze mois fixée par le code de procédure pénale tunisien.
Jilani Daboussi sera finalement maintenant en détention provisoire durant trente mois, dans des conditions manifestement contraires au respect de la dignité humaine.
Âgé de 65 ans au moment de son incarcération, Jilani Daboussi ne souffrait d’aucun problème de santé, hormis du diabète. Le 24 janvier 2012, alors qu’il était en détention provisoire depuis trois mois, Jilani Daboussi fut victime d’un arrêt cardiaque. Les autorités pénitentiaires ne sont intervenues que tardivement pour lui porter secours. Ce dernier fut réanimé in extremis, mais les séquelles furent importantes : il a été contraint de suivre un traitement chimique lourd qui a provoqué une insuffisance rénale terminale. À compter de cette date, Jilani Daboussi a été placé sous dialyse péritonéale lourde à raison de huit à dix heures par nuit, six jours sur sept.
Le 23 juin 2012, le docteur M. O., spécialisé en médecine interne, décida de débrancher l’appareil à dialyse auquel Jilani Daboussi était rattaché à l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis depuis son arrêt cardiaque, en présence de N. H., médecin à la prison de Mornaguia, et avec l’assentiment des ministres de la justice et de la santé.
La nuit même, Jilani Daboussi fut transféré de l’hôpital vers le centre de détention, où il a dû pratiquer sur lui-même ses séances de dialyse, soit dans sa cellule, en présence de ses huit codétenus, soit dans un local réservé à l’administration pénitentiaire, dans des conditions d’hygiène déplorables et sans matériel stérile. Pourtant, de nombreux certificats médicaux rédigés en 2012 et 2013 rappelaient qu’il était vital qu’il soit traité en milieu hospitalier, dans la mesure où le traitement qu’il devait suivre était incompatible avec les conditions d’hygiène en détention ainsi qu’avec le fait d’être menotté à son lit. Les risques de contracter une infection mortelle en pratiquant des dialyses dans de telles conditions étaient particulièrement élevés. Son épouse apportait elle-même les instruments de stérilisation. En raison de ces conditions de détention, il arrivait fréquemment que Jilani Daboussi ne puisse pas réaliser ses séances de dialyse quotidiennement, demeurant parfois jusqu’à trois jours consécutifs sans que le moindre traitement ou soin approprié lui soit administré.
Une enquête fut ouverte par suite des demandes répétées de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Dans ce cadre, le Ministre de la justice a été contraint de solliciter une expertise médicale auprès du chef de service de néphrologie de l’hôpital militaire. Ce dernier a conclu que l’état de santé de Jilani Daboussi était incompatible avec la poursuite de sa détention provisoire.
Le 29 décembre 2012, Jilani Daboussi fut victime d’une péritonite qui a nécessité son transfert au service de réanimation de l’hôpital Charles-Nicolle. Il a ensuite été transféré à la prison de Mornaguia malgré des conditions de prise en charge manifestement inadaptées à son état de santé. Seize demandes successives de libération anticipée ou d’avancement de l’audience de jugement de Jilani Daboussi ont été présentées de manière motivée par son avocat, afin qu’il puisse bénéficier des soins médicaux nécessaires au vu de son état de santé et du péril imminent. Ces demandes ont toutes été rejetées, certaines sans motif, alors que les autres n’ont fait l’objet d’aucune décision écrite.
Le 4 mars 2013, l’avocat de Jilani Daboussi a également saisi le Procureur de la République près le tribunal de première instance de Tunis d’une plainte à l’encontre de M. O., en particulier du fait que le transfert du détenu à la prison de Mornaguia dans des conditions inappropriées à son état de santé menaçait fortement sa vie, et pouvait entraîner son décès. En septembre, octobre et décembre 2013, puis en janvier, mars et avril 2014, les auteurs ont déposé des demandes de libération au nom de Jilani
Daboussi. Les autorités tunisiennes n’ont diligenté aucune enquête et n’ont adopté aucune mesure de protection adéquate envers ce dernier.
Le 5 mai 2014, l’épouse de Jilani Daboussi est parvenue à obtenir un entretien auprès du juge du tribunal du Kef, qu’elle a alerté sur la dégradation de l’état de santé de son époux. Le 7 mai 2014, le juge a alors pris l’initiative d’examiner la situation de Jilani Daboussi et a demandé sa présentation à l’audience, ce que la direction de la prison a refusé, car il était intransportable. À l’issue de l’audience, Jilani Daboussi fut finalement libéré à 20 h 30.
Jilani Daboussi décéda dans la nuit du 7 au 8 mai 2014, au terme de trente mois de détention dans des conditions inhumaines.
- La procédure devant les juridictions nationales :
Le 10 décembre 2014, Samy Daboussi a déposé une plainte pénale en Tunisie contre N. H. pour manquements caractérisés commis dans la prise en charge de son père, faits répétés de maltraitance, insultes devant témoins, et planification et mise en œuvre de faits de torture physique et morale. Cette plainte est demeurée sans suite.
Courant 2015, la famille de Jilani Daboussi a saisi le Parquet du Tribunal de grande instance de Paris, afin de diligenter une enquête dans le cadre d’une procédure d’entraide avec la coopération des autorités tunisiennes. Par courrier du 12 septembre 2016, le Procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Paris a confirmé que cette demande d’entraide était bien parvenue aux autorités tunisiennes depuis le 13 novembre 2015, que celle-ci était en cours d’exécution et que les services du parquet de Paris restaient dans l’attente d’une réponse de leurs homologues en Tunisie.
Le 16 janvier 2017, la famille de Jilani Daboussi a déposé une plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, conformément aux dispositions de l’article 85 du Code de procédure pénale français, pour dénoncer les violations subies par son époux.
- La décision du Comité des droits de l’homme des Nations Unies :
Le 5 mars 2019, la famille de Jilani Daboussi, représentée par Maître Julien MARTIN, a saisi le Comité des droits de l’homme des Nations Unies d’une plainte à l’encontre de la Tunisie.
Les requérants ont invoqué la violation par la Tunisie des articles 6§1 (Droit à la vie), 7 (interdiction des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), 9§1 (Droit à la liberté et à la sûreté), 10§1 (Respect de la dignité humaine en détention), 14 §1 et 3 a) et c) (Droit à un procès équitable) et 17 (Droit à la vie privée et familiale) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques à l’égard de Jilani Daboussi.
Dans sa décision du 28 novembre 2023, concernant la communication n° 3703/2020, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a conclu à la violation par la Tunisie des dispositions suivantes :
– Article 6§1 du Pacte international des droits civils et politiques (Droit à la vie), en raison de l’absence d’enquête suite aux plaintes pénales dirigées contre les médecins. Le Comité a relevé que Jilani Daboussi a été diagnostiqué victime d’une insuffisance rénale terminale et placé sous dialyse péritonéale huit à dix heures par nuit, six jours sur sept, et a souffert d’un arrêt cardiaque alors qu’il était en détention, et ce, en raison du retard que les autorités pénitentiaires ont pris pour son transport à l’hôpital. Le Comité note l’affirmation de l’État partie selon laquelle Jilani Daboussi a bénéficié d’analyses biologiques une fois par mois, alors que le certificat médical du 23 février 2013 prescrivait une consultation spécialisée tous les quinze jours avec bilan biologique. Il note également qu’aucune enquête n’a été ouverte à la suite des plaintes − y compris une plainte pénale − contre les médecins qui devaient administrer le traitement nécessaire à Jilani Daboussi. Le Comité note en outre que l’État partie n’a pas ouvert d’enquête pour examiner les dénonciations faites sur la façon d’administrer le traitement pourtant vital à Jilani Daboussi.
En l’absence de toute information de l’État partie sur la suite donnée à ces plaintes, le Comité conclut que l’État partie a failli à son devoir de protéger la vie de Jilani Daboussi, qui se trouvait sous l’autorité de l’État, en violation de l’article 6§1 du Pacte international des droits civils et politiques.
– Article 7 du Pacte international des droits civils et politiques (Interdiction des traitements inhumains ou dégradants), du fait de l’incompatibilité des conditions de détention avec les conditions d’hygiène strictes requises par le traitement qui devait être administré à M. Jilani Daboussi. Au vu de la gravité des faits reprochés et en l’absence d’éléments de preuve plus concrets quant aux mesures que l’État partie aurait prises, le Comité estime qu’il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations des
auteurs, dès lors que ces dernières sont suffisamment étayées.
– Article 9§1 du Pacte international des droits civils et politiques (Droit à la liberté et interdiction de la détention arbitraire), puisque les autorités judiciaires ont prolongé à plusieurs reprises la détention provisoire de Jilani Daboussi sans offrir la moindre explication pour justifier la nécessité de le maintenir en détention provisoire. Sur ce point, le Comité rappelle que la privation de liberté est licite uniquement lorsqu’elle est appliquée pour des motifs et conformément à la procédure prévus par le droit interne et lorsqu’elle n’est pas arbitraire. Le Comité note que l’État partie s’est contenté d’affirmer que la détention provisoire de trente mois de Jilani Daboussi était légale, sans pourtant expliquer la contradiction avec la limite de douze mois prévue à l’article 85 du Code de procédure pénale.
Le Comité constate que les autorités judiciaires ont prolongé à plusieurs reprises la détention provisoire de Jilani Daboussi sans offrir la moindre explication pour justifier la nécessité de le maintenir en détention provisoire, vu qu’il se trouvait atteint d’une maladie en stade terminal qui nécessitait un traitement particulier. Le Comité a donc conclu que la détention provisoire de Jilani Daboussi a été arbitraire, en violation de l’article 9§1 du Pacte international des droits civils et politiques.
– Article 14§3 c). du Pacte international des droits civils et politiques (Droit d’être jugé sans retard excessif). Le Comité a en effet constaté que M. Jilani Daboussi n’avait pas été jugé des faits pour lesquels il avait été placé en détention du 11 octobre 2011 au 7 mai 2014, date à laquelle sa détention provisoire avait pris fin. De surcroît, pas moins de 16 demandes successives de libération anticipée ou d’avancement de l’audience de jugement de Jilani Daboussi − sur la base de son état de santé en péril imminent − ont été présentées aux autorités judiciaires, qui les ont toutes rejetées sans motif ou même ne les ont pas prises en considération. Le Comité relève que l’État partie n’a avancé de raison particulière ni pour justifier le rejet de ces demandes de libération, ni pour justifier le délai d’obtention d’un jugement de première instance sur les accusations portées contre Jilani Daboussi.
Le Comité relève que le délai de jugement est aggravé par le fait que la détention préventive a été ininterrompue et que Jilani Daboussi souffrait de graves problèmes de santé.
Au vu des informations qui lui ont été soumises, et en l’absence d’explications satisfaisantes de la part de l’État partie, le Comité conclut qu’il y a eu violation de l’article 14§3 c) du Pacte international des droits civils et politiques.
Cette décision du Comité des droits de l’homme des Nations Unies marque un tournant décisif dans la poursuite des procédures en cours devant les juridictions tunisiennes, ainsi que dans le cadre de la commission rogatoire internationale, toujours en cours, devant le Doyen des Juges d’instruction du Tribunal judiciaire de Paris.
Retrouvez ci-dessous, la décision du Comité des droits de l’homme des Nations Unies :