6 quai Kléber 67000 Strasbourg

CEDH – E.S. c. Autriche, 25.10.2018

Partager sur

La condamnation pour insulte au prophète n’a pas violé le droit à la Liberté d’expression ou la marge d’appréciation comme variable d’ajustement.

Par un arrêt de chambre rendu le 25 octobre 2018 dans l’affaire E.S. c. Autriche (requête no 38450/12), la Cour européenne des droits de l’homme conclut, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’affaire porte sur la condamnation de la requérante par l’Autriche, pour avoir fait des déclarations insinuant que Mahomet avait des tendances pédophiles. 

La Cour juge en particulier que les juridictions nationales ont apprécié de façon exhaustive le contexte général dans lequel la requérante a formulé les déclarations en cause, qu’elles ont soigneusement mis en balance le droit de celle-ci à la liberté d’expression et le droit des autres personnes à voir protéger leurs convictions religieuses, et qu’elles ont servi le but légitime consistant à préserver la paix religieuse en Autriche.

Elle juge qu’en considérant les déclarations litigieuses comme ayant outrepassé les limites admissibles d’un débat objectif, et en les qualifiant d’attaque abusive contre le prophète de l’islam risquant d’engendrer des préjugés et de menacer la paix religieuse, les juridictions nationales ont avancé des motifs pertinents et suffisants à l’appui de leurs décisions.

Si la Cour fait observer que ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion en vertu de l’article 9 de la Convention ne peuvent s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses.

Toutefois, si ces déclaration exprimées en vertu de la liberté d’expression outrepassent le rejet critique et sont susceptibles d’inciter à l’intolérance religieuse, un Etat peut légitimement les considérer comme incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion et prendre des mesures restrictives et proportionnées.

La Cour insiste sur les circonstances de l’affaire et que la portée des déclarations litigieuses doit être appréciée au regard de la situation du pays, de l’époque et du contexte dans lequel elles sont exprimées. Sur le fondement de « l’ample marge d’appréciation » dont bénéficiaient les autorités nationales en la matière, la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré que ces dernières étaient les mieux placées pour déterminer quelles étaient les déclarations susceptibles de troubler la paix religieuse dans le pays.

La Cour précise en outre qu’un jugement de valeur dépourvu de base factuelle suffisante risque d’être excessif et relève que les juridictions nationales ont expliqué de façon exhaustive en quoi elles considéraient que les déclarations de la requérante étaient susceptibles de provoquer une indignation justifiée ; elles ont indiqué en particulier que ces propos n’avaient pas été tenus d’une manière objective contribuant à un débat d’intérêt général (par exemple sur le mariage d’un enfant), mais pouvaient uniquement être compris comme ayant visé à démontrer que Mahomet n’était pas digne d’être vénéré. La Cour souscrit à l’avis des tribunaux nationaux selon lequel Mme S. était certainement consciente que ses déclarations reposaient en partie sur des faits inexacts et de nature à susciter l’indignation d’autrui.

Les juridictions nationales ont estimé que la requérante avait subjectivement qualifié Mahomet de pédophilie et qu’elle n’avait pas donné à son auditoire des informations neutres sur le contexte historique, ce qui n’avait pas permis un débat sérieux sur la question.

La Cour juge en conclusion que les juridictions nationales ont mis en balance le droit de la requérante à la liberté d’expression et les droits d’autres personnes à voir protéger leurs convictions religieuses et préserver la paix religieuse dans la société autrichienne. Elle relève enfin que l’amende à laquelle la requérant avait été condamnée n’était que d’un faible montant et ne constituait donc pas une sanction disproportionnée.

En conséquence, la Cour juge qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 (liberté d’expression).

Une décision qui révèle une fois de plus l’importance que la notion de marge d’appréciation a acquis dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Le 7 décembre 1976, la Cour avait en effet affirmé que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels » de la société démocratique, « l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun » et que sous réserve du §2 de l’article 10, la liberté d’expression se comprend pour les informations ou les idées accueillies favorablement, avec indifférence, mais également pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou l’opinion (Handyside c. Royaume Uni, n°5493/72).

Néanmoins, c’est dans cette même décision que la Cour européenne des droits de l’Homme a introduit la notion de marge d’appréciation, qui devait permettre de concilier l’exercice de la liberté d’expression avec d’autres libertés garanties par la Convention, dont la liberté de religion (article 9).

Tenant compte en particulier des spécificités culturelles et sociétales, ainsi que des différences de conception des Etats parties à la Convention et membres du Conseil de l’Europe, la notion de marge d’appréciation est devenue une variable d’ajustement pour la Cour, qui lui permet d’apprécier de manière casuistique toute affaire où sont notamment mis en balance la liberté d’expression et la liberté de religion.

Si depuis 1976, la Cour européenne des droits de l’Homme protège la liberté d’expression, en ce compris les informations choquantes, ce n’est qu’à la condition que ces informations ou idées se situent dans le contexte d’un débat objectif. C’est ainsi que dans le cadre de la présente affaire, elle a pu relever que les propos tenus par la requérante ne s’inscrivaient pas dans ce débat objectif, puisqu’ils constituaient un jugement de valeur dépourvu de base factuelle suffisante et risquant de provoquer l’indignation injustifiée d’une partie de la population à raison de ses croyances religieuses.

Autrement dit, choquer pour indigner la foi des croyants n’entre pas dans le champ de protection de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention. Mieux vaut en la matière s’en tenir à un silence…religieux.